2 Deuxième Document

En 1880 vivait encore à Saint-Nazaire le poète Pérot dit Pérou, chantre attitré de la mer et des marins.

A vingt ans, Pérot, en enfourchant Pégase, avait remplacé le t de son nom par sa suivante alphabétique, trouvant le pseudonyme Pérou évocateur à souhait de richesse d’idées et de jaillissement de rimes d’or.

Seize lustres passèrent sans le courber.

A la fête de son centenaire, il dansa la matelote — et cisela les jours suivants un spirituel Sonnet Orgueilleux relatant sa prouesse.

Un matin il ne s’éveilla pas.

Le vers final manquait encore au sonnet.

On lui éleva une statue qui, placée devant la mer, le montrait la main en visière, contemplant avec amour sa mugissante inspiratrice. Et dans le socle on grava son Sonnet Orgueilleux, en tant que revêtu par l’absence tragique de son dernier vers d’un émouvant prestige de chant du cygne.

Or la statue aux treize vers passa pour porter malheur — et les passants lui firent les cornes.

Dix ans plus tard l’armateur Boulien chassa pour vol une servante, qui s’armant, furieuse, d’un presse-papiers brisa de loin un miroir en criant avant de s’enfuir : «Malheur sur votre maison 

Du vif-argent coula, mettant à nu le coin d’un papier — où Boulien reconnut l’écriture de son feu père.

Intrigué il aggrava le dégât — et lut : «S’adosser aux treize vers et regarder Vendredi.»

De Saint-Nazaire on voit au large, formés par deux rochers d’Hurga, — une île sauvage où nul n’aborde, — deux profils qu’on appelle Robinson et Vendredi. Le plus lippu, Vendredi, porte malheur par son nom, et l’imprudent doit faire les cornes qui lui jette un regard sans le vouloir.

Boulien obéit — puis, ayant gagné l’îlot Kirdrec, retira de certain tumulus, effleuré lors de l’expérience par son rayon visuel, un coffret plein de pièces d’or qui lui fit tout comprendre. Esprit affranchi, son père, membre très militant de la Ligue Antisuperstitieuse, avait voulu combattre, en faisant naître d’eux un trésor, la peur qu’inspirent le bris de miroir, le chiffre treize et le vendredi.

Avertie par Boulien, la ligue, au profit de la bonne cause, publia le fait, — que vit un matin dans son journal Claude Migrel, le fils d’Annette Migrel.

A vingt ans, déjà mère d’un bâtard, Annette Migrel, bergère vocalement douée à miracle, faisait s’attrouper les promeneurs lorsque, en gardant ses bêtes, elle chantait non loin d’une route.

Découverte et lancée elle fut grande étoile et, mère ambitieusement prodigue, dota son fils des meilleurs maîtres.

Devenu homme, Claude Migrel sentit son atavisme faire frein en lui à de nobles aspirations nées de ses connaissances étendues.

Forcé, après cent efforts vains, de se reconnaître fruit sec, il se replia farouchement sur lui-même, laissa passer l’heure de l’hymen et, quand mourut sa mère, demeura seul en face de sa misanthropie — jusqu’au jour où une lettre du pays lui apprit la mort d’un cousin veuf, père d’un enfant de trois ans voué à l’hospice.

Il adopta l’orphelin — mais, songeant à ses affres, voulut faire de son pendant atavique un paisible illettré.

Avec soin il choisit pour gouvernante une pécore de tout repos.

Et Jacques, sous l’aile d’Eveline, grandit loin de l’alphabet.

Un été les mena tous trois à Verca, jolie station piémontaise qui, voisine de Marengo, incite à visiter le champ de bataille et la fameuse tour Bossenelle, vestige d’un château fort.

On raconte qu’à cinq heures de relevée le 14 juin 1800, comme s’achevait la défaite française, le Temps, engourdi soudain dans son vol, tomba par son sommet en ruines dans la tour Bossenelle, où le sommeil l’étreignit, suspendant là le cours des choses jusqu’à ce que vînt le changer Desaix.

Plus tard, amusé par l’idée d’avoir, outre le pape et des rois, emprisonné le Temps, l’empereur chargea le grand sculpteur Varly d’immortaliser le fait sur place.

Vers 1778, après avoir goûté l’insouciant bonheur de l’enfance et de la prime jeunesse, Varly, pauvre, débutait péniblement, sans que son frère François Varly, un riche cadet utérin, pût vaincre en l’aidant sa fierté.

Varly avait pour voisine une ouvrière à mère infirme.

Aux heures de chômage, fréquentes, hélas ! Lucette venait poser pour la Dryade câlinant un faon, — parée d’une couronne sylvestre dont une feuille, à l’issue de la première séance, s’était glissée dans un livre.

Or la vue de la dryade bouleversa François — qui bientôt épousa le modèle.

Quinze ans plus tard il mourait sans enfants, partageant entre sa veuve et son frère.

Varly se déclara enfin.

— Je savais tout, dit Lucette. Un jour, arrivée trop tôt pour la pose, comme, désœuvrée, je maniais vos livres, je trouvai la feuille et compris. Je vous aimais aussi — et me suis sacrifiée pour dorer les vieux jours de ma mère.

Et Varly, après tant de souffrance silencieuse, eut de longues joies d’époux et de père — jusqu’au jour où la mort brusque de son fils unique fit de sa femme une aliénée.

Ayant vieilli dans les larmes, Varly, inspiré par le contraste que sa vie offrait dans ses phases, fit alterner par larges bandes, en drapant son Temps, le marbre rose et le marbre noir — non sans semer partout des pois en saillie de la couleur adverse, pour écarter l’idée d’absolu et montrer que deux états d’âme se font mutuellement ressortir, témoin l’acuité de son souvenir quant aux légers soucis de ses laps heureux et quant aux rares bonheurs de ses périodes sombres, sororales attentions de Lucette, sourires esquissés à sa vue par la pauvre folle.

Et ce vêtement bicolore du Temps fit rêver Napoléon.

Un matin, peu après le retour de Migrel, comme Jacques, musard éternel, venait de regarder les gravures d’un livre, il mit le signet entre la dernière page de la préface et la première du vrai texte, ayant remarqué, en se dépitant de ne pouvoir les lire, là un mot romain tranchant sur de l’italique, ici un mot italique tranchant sur du romain — et s’était rappelé, grâce à cette réciproque mise en relief, ce qu’avait dit le guide sur certains pois roses et noirs devant la statue dormeuse du Temps couchée dans la tour Bossenelle.

Le soir, les deux pages sous leurs yeux, il exposa son parallèle à Migrel, qui, effrayé, le tint désormais éloigné des livres même sous le rapport purement imager.

Contraint de s’alimenter ailleurs, Jacques se rejeta, en exigeant d’elle des commentaires, sur l’accompagnement photographique du texte dans le journal que lisait Eveline.

Les faits-divers eurent vite sa préférence — et le Crime de la rue Barel le passionna.

Rue Barel vivaient dans l’abjection, l’un trompé, l’autre rossée, l’empirique Sableux et la théâtreuse lyrique Doumuse.

Médecin sans diplômes qu’attendaient les menottes, Sableux devait quelque réputation à un coup de chance.

Par une orageuse matinée de fin juillet, avenue Fortas, le prince Norius, conspirateur exilé par son frère le roi d’Ixtan, travaillait devant sa fenêtre ouverte, une carte partielle d’Asie sous les yeux.

Cramponné à l’idée de prendre la couronne et plein de projets pour son règne futur, il examinait ce jour-là dans la côte de l’Ixtan une sorte de fissure qu’il rêvait d’élargir pour en faire un mouillage.

Sableux passait à ce moment avenue Fortas, se rendant à certain club scientifico-médical fondé par un philanthrope — où, à force d’intrigue, il s’était fait recevoir. Il savait qu’à midi, en fin de séance, on devait remettre à chacun, après un tirage au sort, une piste de découverte à suivre, non sans appâter la réussite d’une prime intéressante.

Bientôt l’orage attendu éclata. Un coup de vent attira le prince Norius à sa fenêtre, par où venait de s’envoler sa carte, qui montait le forçant à lever ses yeux — qu’un fort éclair détruisit soudain lui arrachant un cri.

Les passants, y compris Sableux, s’arrêtèrent, et la nouvelle eut tôt fait de se répandre.

Or Sableux, en reprenant son chemin, évoquait certain jour où, en se bouchant les oreilles pour être moins gêné par Doumuse, qui faisait à l’écart ses exercices vocaux, il lisait un passage du Racelon de Pragé, ce précurseur dont les livres, malgré de faibles tirages initiaux, ont survécu à tant d’autres — passage concernant la prolongation à caractère purement nerveux de certaines cécités subites d’espèce passagère et la possibilité de briser le mal par dérivation en provoquant chez le sujet une intense et brusque émotion.

Un mois plus tard, instruit par les journaux de maints échecs de traitements, il s’arrangea pour approcher Klédi, le principal confident du prince, et, grâce au prometteur passage de Pragé, obtint de lui certaines révélations.

Le prince avait d’une maîtresse française un idolâtré fils de douze ans, Harbert, lycéen bien doué à qui venait d’échoir, sous la forme d’un accessit, Enrico Vivarès, un roman à cadre mexicain.

Enrico Vivarès veut s’enrôler dans la Farquita, cette fameuse ligue qui cherche en vain à ordonner le Mexique.

Lâché seul dans un labyrinthe, longtemps, bravant l’angoisse, il marche vers l’inconnu, guidé à chaque carrefour par une flèche.

Il parvient à la fin sur l’estrade d’une salle pleine, où l’un des chefs le gifle publiquement, non sans que l’accompagnement d’une formule polie ne fasse de son geste le simple emblème d’une forte hiérarchisation.

Puis il reçoit un nœud coulant en fil d’or, fixé à une épingle qu’on pique sur sa poitrine, — insigne de la ligue fait pour sans cesse rappeler cet article diaboliquement draconien : De quiconque livrera un de nos secrets sera mis sous presse un ironique éloge funèbre, dont l’envoi lui annoncera sa proche et sûre pendaison.

Héros de mille aventures, Enrico Vivarès sert dès lors la ligue avec zèle, courant de mortels dangers tant en réprimant le brigandage qu’en luttant contre les clans adverses.

Un soir de congé, à Mexico, il échoue, attiré par leur renommée alors grande, chez les Gordias (quatre frères et leurs quatre sœurs) qui quotidiennement, à heures fixes, jouent en s’expliquant, entourés d’une payante foule avide d’apprendre, le «sertino», un jeu de leur invention à lancement récent et heureux.

Le sertino exige beaucoup de joueurs — et huit jeux, dont chacun porte sur toutes ses cartes le portrait d’une des huit planètes souligné par son nom.

D’où une infinité de combinaisons, qui, faisant de lui le plus savant des jeux, confèrent au sertino une sorte de royauté.

A l’entrée d’Enrico, une des joueuses, Carcetta, dit au public pour quelles subtiles raisons elle vient de jeter sur la table un trèfle-Uranus.

Elle entend marcher l’arrivant, et un croisement de regards les rive pour toujours l’un à l’autre.

Pendant les fiançailles une confidence faite par Enrico à Carcetta, bientôt indiscrète par légèreté, a des suites graves.

Le facteur remet à Enrico une lettre qu’il lit sans chanceler : son ironique éloge funèbre. Au lieu d’attendre sa capture certaine il se livre — et on le pend assisté d’un prêtre.

Et une vignette, sous le mot FlN, représente un ange funèbre aux ailes noires emportant son esprit.

Suivent quelques pages qui, sous le titre naïf d’«Épilogue de Secours», montrent, pour les âmes sensibles, un Enrico gracié qu’épouse Carcetta.

Or Harbert raffolait des aventures d’Enrico Vivarès et plusieurs fois avait parlé de s’enfuir seul pour aller au Mexique s’enrôler dans la Farquita.

A l’instigation de Sableux, Klédi lui fit écrire une lettre d’adieu à son père, annonçant avec une tendre demande de pardon la mise à exécution de son projet.

Simulant une terrible consternation, Klédi courut dire au prince que l’enfant avait disparu — et commença tout haut la lettre...

Mais aux premiers mots Norius s’en empara et, sans même remarquer, dans son affolement, sa guérison soudaine, la lut en blêmissant.

Puis, détrompé sur l’heure, il n’eut plus qu’à savourer ses joies de miraculé.

Grâce à une généreuse récompense, Sableux et Doumuse eurent une passe dorée.

Doumuse en profita pour essayer de percer par d’élogieux articles et de somptueux costumes de scène.

Elle chantait alors en banlieue le rôle principal dans Une Châtelaine sous la Terreur.

La marquise d’Ernange vit à demi prisonnière dans son château voisin de Nantes où règne Carrier.

Et elle songe qu’un moyen s’offre à elle de s’embarquer pour l’Angleterre.

En 1788, aux fêtes du quatrième centenaire de l’exploit d’un de ses enfants, le navigateur Discoul, qui le premier, en 1388, franchit la ligne, la ville de Nantes a créé une commémorative monnaie locale — un écu d’argent à complète géographie, sorte de Terre plate dont l’équateur, à dessein, est fait d’or.

L’explosion révolutionnaire ayant devancé la mise en circulation, Carrier est maître du stock — et fait de chaque écu, qui d’ailleurs lui revient après usage, un emblématique permis d’embarquement.

Très vénal — et armé des foudres de la noyade — il ne remet un écu sauveur que contre une grosse somme.

Pour que sa débonnaireté ne puisse paraître suspecte, chaque payeur doit lui expliquer valablement par écrit son vœu de départ, en émaillant sa fable de politiques formules bassement flatteuses.

La marquise vient de vendre ses bijoux, quand justement naît une occasion d’entente directe.

C’est la nuit de Noël. La scène, coupée en deux, montre la chapelle du château où un petit groupe écoute la messe — et un salon à médianoche prêt.

Soudain un chœur révolutionnaire dans la coulisse — suivi d’un regard jeté avec commentaires par la fente d’un volet et d’un enfoncement de porte.

Paraissent Carrier et ses meilleurs suppôts, qui, brisant tout sur l’autel, exigent de la dévote assemblée une immédiate palinodie.

L’orage passé, la marquise prend Carrier à part et traite victorieusement ; il la recevra le lendemain après sa soudure, sommeil très pratiqué alors qui soudait le matin au tantôt — et que nous appelons maintenant méridienne.

Arrivée à l’heure dite avec l’argent et l’écrit, la marquise reçoit un des convoités écus — et s’embarque.

Or les riches costumes et les échos louangeurs firent leur effet et Doumuse parut sur une scène à la mode — où la remarqua Lucien Brelmet, jeune héritier qui venait de manger en peu d’années un joli capital et une collection de timbres fameuse.

Un seul timbre lui restait encore — un trésor il est vrai, — celui de la république d’Eisnark.

En 1884, on avait parlé du poète Ole, natif de l’île suédoise d’Eisnark, qui, perchée en plein Océan glacial, affecte la forme d’un trapèze.

Populaire et ambitieux, Ole avait un beau jour fait de son île une république et de lui-même un président, — et les gouvernants suédois avaient souri plutôt que d’envoyer si loin et pour si peu des bateaux de guerre.

Puis un timbre s’était créé, — polychrome et naturellement taillé en trapèze, — celui-là même dont Brelmet avait un spécimen.

On y voit, à gauche, Ole déclamant devant une foule sous le regard de sa muse, — celle-ci, personnage de rêve inaccessible au froid, contrastant par sa mise légère (à la mode d’hier) avec l’emmitouflement général. Pour faire sentir la hauteur de latitude, ce qui s’exhale des lèvres d’Ole retombe en neige devant lui. Suivent, de gauche à droite, les personnifications des plus fameux poèmes d’Ole : l’Homme à la Cape rose, dont le héros est un débauché de la Venise du seizième siècle ; Où peut mener l’amour du lucre, vibrant cri d’horreur contre une mendiante, heureuse que la toux de son enfant stimule par l’apitoiement la générosité publique ; le Gagnant en liesse, qui roule sur l’euphorie d’un jeune joueur de marelle à victoire proche et sûre ; la Chaîne matinale, où s’enfuient en se tenant par la main les rêves d’une jeune fille dont renaît peu à peu la conscience ; le Doux Préavis, qui analyse l’extase d’une mère future à premier tressaillement de flancs ; la Dernière Fleur, où apparaît, cent millénaires franchis, le globe terrestre tué par le froid.

Ole mourut prématurément, et les Esnarkiens, désemparés, se refirent Suédois moyennant une promesse d’amnistie générale.

Le fameux timbre, employé peu de temps par un petit groupe, était des plus rares et des plus chers.

Brelmet vendit son spécimen — et s’offrit l’amour de Doumuse.

Or le jaloux Sableux, qui se contentait de battre une Doumuse bassement galante, vit rouge en se découvrant un rival patricien.

Ayant ouï parler d’un proche vendredi treize, il voulut agir ce jour-là, apte à doublement favoriser, pensait-il, l’œuvre de mort qu’il projetait.

Une absence simulée attira au jour dit le couple chez lui, — où sa clé lui permit d’entrer et de faire deux cadavres criblés de balles.

Rappelé aux assises, tout cela, à travers la presse et Eveline, atteignit Jacques, qui, violemment impressionné, ressentit dès lors une terreur aiguë, à prompt développement pathologique, du chiffre treize et du vendredi.

Sachant que les ignorants sont particulièrement désarmés contre les souffrances psychiques à points de départ aussi absurdes, Claude Migrel, en présence d’un mal plus grand que l’autre, commençait à se reprocher sa ligne de conduite quand l’article de la Ligue Antisuperstitieuse vint achever de le retourner en lui faisant désirer que Jacques pût le lire et le relire lui-même à satiété.

Et le jeune retardataire eut enfin des maîtres.